C’est le film coup de poing de ce début d’année 2024 et ce n’est pas une surprise qu’il soit signé Joachim Lafosse. Le réalisateur belge n’est pas du genre à se défiler à l’heure de s’attaquer à des sujets sensibles. Il l’a déjà prouvé avec Élève libre (2008) et Les intranquilles (2021).
Cette fois avec Un silence, il s’inspire d’un fait divers qui a touché la Belgique, pour emmener son public en immersion au coeur d’une famille bourgeoise où Astrid (Emmanuelle Devos) et son mari, le célèbre avocat François Schaar (Daniel Auteuil), spécialiste de pédocriminalité, vont voir leur quotidien basculer dans le drame lorsque leurs enfants se mettent en quête de justice.
Le parti pris du réalisateur est très clair : « Je n’ai pas voulu donner ma vérité sur cette affaire mais évoquer cette honte, cette culpabilité et ce silence qu’elles engendrent chez les victimes comme chez les témoins. Quels sont les effets de ce silence ? Qu’est-ce qui a fabriqué ce silence ? Le film est écrit pour la défense de l’adolescent mais aussi celle de sa mère car elle est aussi une victime, elle n’a jamais demandé à ce que ce crime ait lieu. J’avais la préoccupation de garder un lien empathique du spectateur envers ce personnage qui a un silence si grave. »
Même si l’installation de l’histoire dans la première partie du film peut donner quelques sensations de longueur, Joachim Lafosse parvient rapidement à instaurer une atmosphère glaçante en s’appuyant sur l’immense talent de ses comédiens et notamment du duo Emmanuelle Devos-Daniel Auteuil.
Impeccable dans ce personnage de monstre à sang froid, habile manipulateur, le comédien a accepté un défi que beaucoup d’autres ont refusé avant lui : « Il a été très courageux. 5 ou 6 grands acteurs français m’ont dit que le scénario était très chouette, mais que le film y gagnerait plus qu’eux à ce qu’ils jouent dedans, avoue le réalisateur. Daniel, lui, ne s’est pas posé la question une seconde. Il voyait les nuances à donner à ce personnage. Il était soucieux de la manière dont on allait pouvoir garder une empathie du public envers Astrid, ça disait pourquoi il était là. Son souhait était de faire un film sur l’horreur que représente ce genre de situation. »
Emmanuelle Devos reconnaît, pour sa part, avoir mis un peu de temps à accepter : « J’avais reçu un premier scénario, je trouvais le thème intéressant mais je ne m’y voyais pas. Et puis après beaucoup d’échanges avec le scénariste, la lecture du scénario définitif, je me sentais davantage de le faire et j’ai fini par être totalement convaincue. Le silence dans les familles, ça m’intéresse depuis longtemps. En parlant autour de soi, on découvre que des cadavres dans les placards, il y en partout, dans toutes les familles, dans tous les pays, dans toutes les religions. »
Et puis il y a l’acteur inattendu de ce film : le silence, un personnage à lui tout seul, omniprésent, oppressant. L’une des forces de Joachim Lafosse est d’avoir su donner plus de puissances aux non dits qu’à des mots. « Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’y a justement pas de silence dans la maison. Tout le monde parle et c’est en ce sens que cette famille est criminelle, elle autorise le crime, elle ne l’interdit pas. Cette manière qu’à le personnage de l’avocat, en éblouissant de sa lumière l’extérieur, de se cacher, au point d’amener les victimes, dont il dépend , à lui, quand il est lui-même accusé. C’est ce qu’il a réussi à faire avec Astrid : une femme qui est fière de l’aider. C’est du génie pervers. La perversion c’est sa logique défensive, je pense que le personnage de François n’a malheureusement pas accès à la honte sinon il s’effondrerait tandis que la logique défensive d’Astrid est le déni, tout aussi dévastateur. Le déni n’est pas un choix, c’est inconscient et tous les spécialistes vous diront que c’est très difficile de sortir quelqu’un du déni. Pour parler, il faut être solide, bien accompagné, dans une estime de soi suffisante, être capable de tenir face à ce qu’on va perdre. Astrid n’a pas ces ressources. »
Envisagé il y a déjà sept ans, ce film n’avait pas pu se faire à l’époque, les producteurs jugeant le sujet trop dur. Depuis la libération de la parole a avancé et a sans doute permis de faire éclore ce film avec l’espoir pour son auteur de continuer à faire évoluer les pratiques. « Aujourd’hui quand les femmes parlent, il y a une solidarité magnifique. Quand les hommes parlent, ils restent le plus souvent isolés, il n’y a pas de sororité masculine. Si les hommes évoluent et se dévirilisent, il serait temps qu’ils soutiennent ceux qui parlent. »
Un silence. En salle depuis le 10 janvier, réalisé par Joachim Lafosse avec Emmanuelle Devos, Daniel Auteuil, Jeanne Cherhal et Matthieu Galoux.
Photo Films du Losange.